Chapitre 1/
« Quoi, vous voulez traverser la Russie du Nord au Sud à vélo ? Ca n’est pas possible »
 
Cette phrase lapidaire lâchée, tout est dit. Les Russes ont beau avoir des champions cyclistes, Tolstoï a beau eu faire partie des premiers cyclotouristes russes, le vélo ne fait toujours pas partie de la culture de ce pays.
 
Peut-être comme le dit Yves GAUTHIER(1) dans « Le centaure de l’Arctique », parce que 80 ans de communisme ont anéanti la notion d’individualisme et que le vélo est le prototype du moyen de transport individualiste… Mais on ne va pas traverser la Russie en train  ou en bus tout de même !
 
Cette phrase lâchée à SAINT-PETERSBOURG par des amis russes nous fait sourire, car nous l’avons entendue dans d’autres pays. Elle est souvent dite et redite par tous ceux qui n’ont jamais essayé d’enfourcher un vélo autrement que pour aller aux toilettes du camping lors des vacances d’été. Elle nous inquiète tout de même un peu, car elle est prononcée par des Russes qui voyagent, que nous ne connaissons pas quatre mots de Russe, ne lisons pas l’alphabet cyrillique et hormis à SAINT-PETERSBOURG et à KOURGANINSK, 2300 km plus loin, n’avons aucun contact en Russie…
 
Enfin, nous avons un bon vélo, une troisième roue et une tente, alors rien ne nous semble impossible !
 
Chapitre 2/
 
Arrivé à 10 heures du soir à SAINT-PETERSBOURG en bus direct depuis PARIS, nous nous retrouvons déposés sur un trottoir devant un grand hôtel, nos deux cartons à vélos, nos six sacoches latérales et nos deux sacoches de guidons. Comme d’habitude, je n’ai pas trop organisé l’arrivée, je sais juste qu’il y a une auberge de jeunesse près du centre-ville, information lue dans le bus. Faut dire que deux jours et demi de bus…
 
Nous déballons les vélos, remontons les guidons, les rétros, les pédales, réorganisons les sacoches et à minuit, nous sommes prêts à donner le premier coup de pédale de l’expédition. On réalise alors qu’il fait encore jour, le ciel est bizarrement orangé comme si le soleil avait décidé d’entrer en résistance et après avoir consenti à passer la ligne d’horizon, refusait d’aller plus loin.
 
Nous pédalons jusqu’à l’auberge de jeunesse sise dans un immense bâtiment qui doit dater de Pierre Le Grand. Là, nous réveillons la gardienne qui parle anglais (miracle ?!). Elle nous regarde d’un air sombre et nous finissons enfin par comprendre ce qui cloche…  Nous avons oublié le décalage horaire, il n’est pas minuit 30 mais 2 heures 30 ! SAINT-PETERSBOURG est si proche du cercle polaire que le soleil de minuit s’est amusé de notre étourderie. Qu’à cela ne tienne, nous obtenons une chambre et nous pouvons enfin goûter à notre première nuit russe, cette nuit si étrange où l’obscurité ne vient jamais et le sommeil n’est que l’ombre de lui même…
 
Chapitre 3/
 
Déjà 800 kilomètres au compteur, MOSCOU vient d’être passé depuis 2 jours et devant nous la longue ligne droite vers ROSTOV SUR LE DON se déroule. De temps en temps, nous empruntons l’autoroute, c’est là que nous nous sentons le plus en sécurité. Les autre fois, nous sommes sur des routes peu larges, bousculés par les camions qui représentent plus de 50 % du trafic. J’ai souvent l’impression de revenir une bonne trentaine d’années en arrière, nous dépassons régulièrement des voitures fortement chargées en passagers et bagages - le plus souvent des LADA -. La famille est à l’ombre, et le père a les mains dans le moteur, cherchant la panne, remettant de l’eau… La côte d’azur des Russes est elle aussi au sud, elle s’appelle SOTCHI au bord de la mer noire. Seulement, il faut souvent faire près de 2000 km pour y arriver… et en LADA, ce n’est pas une petite expédition ! Je me revois petit, dans l’aronde, puis la 404 familiale vers la route du sud, il nous arrivait souvent de faire des arrêts inattendus pour un joint de culasse explosé ou une durite récalcitrante. Et je réalise soudain que ce temps est révolu. Aujourd’hui, en France, on jette un sac dans une voiture, on part traverser le pays et on ne tombe plus en panne à mi-chemin. Ici, en Russie, nous sommes revenus en arrière. Les Russes ont coutume de dire que nous vivons en couleur et que eux vivent en noir et blanc. Au temps de la 404 familliale, c’est vrai que la télé était en noir et blanc…
 
Soudain, mon regard est attiré en contrebas de la route, par un petit ruisseau serpentant dans un petit bois, et plus intéressant, par un groupe qui semble pique-niquer là, de plus il me semble apercevoir des cuissards de vélo… Incroyable des cyclistes dans ce coin ! Nous descendons à pied jusqu’au ruisseau et sommes accueillis par un groupe jovial, 3 hommes et deux femmes qui sont en train de se faire chauffer la soupe sur un feu de camp. A ma grande surprise, ce sont des Russes en vacances, des scientifiques d’un centre de recherches au centre du pays venus passer leurs vacances en faisant un cercle autour de MOSCOU, un cercle de 500 kilomètres de rayon ! Je leur montre des photos de nos voyages, ils sont émerveillés, étonnés, un seul parle anglais, il traduit pour les autres. Ils rêvent de partir plus loin que la Russie mais sont suffisamment clairvoyants pour savoir qu’un salaire de scientifique dans ce pays condamne à ne pas avoir trop de rêves. Ils ont des vélos américains, mais n’ont pas eu les moyens de s’acheter des sacoches, alors les bagages hétéroclites sont attachés un peu n’importe comment dans des sacs… Leur équipement de camping fait penser aux tentes Trigano des années 60 et aux quarts en alu des conscrits. J’ai un peu honte de leur montrer notre vélo tout équipé avec ses balles sacoches. Ce sont des athlètes, leurs bras sont comme mes cuisses et c’est nous qu’ils admirent, je trouve cela profondément injuste. J’ai envie de rattraper quelque chose et je leur dis qu’ils devraient venir pédaler en France, que le voyage n’est pas si cher, que je me fais fort de trouver des gens pour les héberger… Ils me sourient mais ne répondent pas. Eux savent sans doute que tout cela n’est qu’un rêve, que les tracasseries administratives ne les laisseront pas sortir du pays. Alors on prend quelques photos, on note une adresse et on repart en leur faisant de grands signes. Chaque rencontre apporte quelque chose à chacun, celle-ci nous aura enlevé quelque chose à tous : des illusions…
 
Chapitre 4/
 
C’est un hôtel pour Russes. Jamais un étranger n’a mis les pieds dedans. Un hôtel à la Russe, une barre d’immeuble identique aux dizaines de barres d’immeubles autour… sauf que cette barre est un hôtel. Trois babouchkas sont chargées d’en assurer la bonne marche, une commande, les autres travaillent. Lorsqu’elles ont vu rentrer notre étrange vélo dans le hall, elles ont failli défaillir. Elles ont dû immédiatement regretter la mort du cher Joseph Staline. Au moins de son temps, une telle incongruité n’aurait pu se produire. Il y avait un avantage « avant », les choses étaient simples. Il y avait ce qui était autorisé (presque rien) et ce qui ne l’était pas (tout le reste). Il fallait un permis pour tout, un passeport pour se rendre à cinquante kilomètres de chez soi. Bref, il n’y avait absolument aucun risque de voir débouler autre chose que du bon citoyen, muni de sa carte du parti, d’un tampon sur son passeport, bref du simple. Et là, à l’instant où le pneu avant de notre bicyclette touche la moquette de l’entrée, leurs dernières certitudes s’effondrent : l’URSS est bien foutue !
La patronne s’affole quand elle découvre qu’on ne parle pas un mot de Russe. Elle tente de nous décourager en expliquant qu’il n’y a pas de douche - on s’en fout - qu’il n’y a pas de restaurant – on s’en fout - qu’il n’y a pas de télévision dans la chambre - on s’en fout -. Il faut dire qu’on sait très bien qu’il n’y a pas d’hôtel ailleurs sinon nous nous serions enfuis de ce bouge…
Finalement, elle a une inspiration qui atteint au sublime : elle me donne les 3 formulaires qu’elle est sensée remplir à chaque visiteur et me demande de les remplir moi-même. Ca y est, elle gagne. Me voilà comme un crétin avec 3 formulaires en cyrillique (multipliés par deux). La patronne, généreuse et le sourire insolent me prête un stylo, persuadée sans doute que ce sera le coup de grâce et que Pierre et moi allons remonter sur notre vélo, franchir la porte en sens inverse et disparaître à jamais de son horizon, la replongeant dans ces vieilles certitudes post brejnevienne.
Hélas, je m’acharne, mes formulaires à la main, j’improvise un sitting au milieu du hall et mon attitude exaspère la patronne qui ne sait pas comment réagir.
Et mon obstination finit par payer. Une des trois babouchkas, cheveux blancs et courts, gros chaussons au pied, nous prend en pitié. Elle se souvient qu’elle a parlé un peu allemand autrefois et commence à me poser deux trois questions dans cette langue. Je me précipite sur les rares souvenirs que j’en ai pour lui répondre le plus aimablement du monde. Ca y est, un premier sourire vient, suivi d’un autre ; elle me reprend les papiers, mon passeport et les tend à la patronne en la grondant. Elle nous fait des clins d’œil, nous emmène visiter la chambre tandis que la patronne tire la langue sur ses foutus formulaires. Nous aurons notre chambre, sans télé, sans douche. Mais nous dormirons bien.
Le lendemain matin, la babouchka aux cheveux gris est là pour nous dire au revoir. Comme une grand-mère qui dit au revoir à ses petits enfants venus lui rendre une trop courte visite, elle est toute attentionnée. Elle refermera la porte derrière nous comme on ferme une parenthèse. Qu’importe, elle restera dans nos cœurs. Il faudra encore beaucoup de temps pour que ce pays s’ouvre au tourisme tel qu’on s’y attend dans nos pays. Mais chapeau bas à tous ces gens, qui comme notre mamie aux cheveux gris, défrichent chaque jour ce chemin de préjugés qui nous sépare.
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