A tous ceux qui ont un ami très cher, je voudrais expliquer ici comment briser à jamais une amitié.
 
Pas besoin de poison, de couteau ou d’ustensile contondant de la moindre espèce, l’arme que je vais vous présenter est bien plus efficace et garantie à 100% (sans toutefois aller jusqu’au remboursement en cas d’insuccès !).  Voici donc l’arme qui tue l’amitié plus sûrement que la mort aux rats les belles-mères, j’ai nommé : le vélo.
 
Et pour étayer cette affirmation, je voudrais prendre l’exemple le plus probant que je connaisse : le grand benêt qui m’accompagne à chacun de mes voyages. Un mètre  quatre vingt cinq de mollets et rien dans le ciboulot, mon papa à moi…
 
Alors donc, un jour mon papa qui avait de l’argent à dépenser achète un camescope pour filmer ses voyages à vélo. Déjà, c’est finement pensé, avez-vous déjà essayé de vous filmer en train de faire du vélo ? Mon papa pourrait faire concurrence à Richard Virenque (pas sur un vélo, pour la comprenette je veux dire…).
 
Bref après quelques essais qui lui ont fait comprendre que si on part en voyage seul, on ne peut pas se filmer, mon papa qui avait encore un peu d’argent, un soupçon de raison et un ami à perdre (mais ça il ne le savait pas encore) a décidé de venir l’inviter à participer à la prochaine de nos expéditions.
 
L’ami en question, que nous appellerons Robert, accepta sur le champ, vu qu’on lui payait le voyage, de venir faire le caméraman de l’équipée. Au programme : promenade de santé de Mexico à l’océan Atlantique, puis traversée jusqu’au Pacifique et retour à Mexico, au total plus de 2000 km et plus de 10000 m de dénivelé.
 
Robert n’étant pas un géographe averti ne s’est pas inquiété de ces détails, s’acheta un beau vélo et alla s’entraîner durant quinze jours à l’usage du camescope à l’issue desquels nous nous retrouvâmes prêts à embarquer à Roissy un 1er Août.
 
Mon papa s’était mis dans la tête de ramener un film complet de notre expédition mexicaine avec lequel il aurait pu égayer les longues soirées d’hiver entre amis (vous avez tous vécu une de ces merveilleuses soirées diapos où un couillon encore bronzé vient faire défiler 1500 diapos surexposées et mal cadrées sur la musique des « chariots de feu »… et bien après le diaporama gonflant, mon papa voulait inventer le film gonflant !).
 
Nous voilà donc à Roissy avec un caméraman scotché à nos semelles filmant l’enregistrement des vélos, le contrôle des passeports, l’embarquement dans l’avion. Mon papa tout sourire se dit que le film commence bien , lorsque Robert, assis devant nous, passe la tête par dessus le dossier et dit à mon papa : « J’avais pas commencé la cassette au début alors j’ai tout effacé pour recommencer ! ». Mon papa a fait une drôle de tête, du genre qui comprend pas tout à fait si on se moque de lui ou si c’est que le début d’un cauchemar. Il a mordu son poing, il m’a regardé… et il a rien dit…
 
Arrivé à Mexico, on est resté deux jours préparer les vélos et faire des courses. C’est Papa qui avait le camescope car Robert, victime d’une attaque de décalage horaire, n’arrivait pas à se lever avant midi et marchait au radar le reste de la journée. Enfin le jour du départ est arrivé et on a piqué vers Teotihuacan et l’Atlantique. Ce qui m’a le plus étonné, c’est que Robert, avec ses sacoches Décathlon de 20 cm3 avant juste de quoi emmener son savon, son peigne et ses chaussettes tandis que nous on se coltinait la tente, les provisions, la popote et tous les outils.
 
En plus Robert sait à peine utiliser une clé à molette et n’est pas vraiment bricoleur. Quelques kilomètres après le départ, il a crevé et a voulu réparer lui même son vélo. Il a emprunté la pompe de mon papa vu que Décathlon les fournit pas de série... et lui a rendu pliée en deux en lui disant qu’elle était vraiment pas solide. Une pompe aussi vieille que moi qui avait traversé l’Afrique et tapé sur tous les chiens qui avaient eu le malheur de courir plus vite que le vélo! Mon papa l’a quand même accrochée au cadre en soufflant tristement. Heureusement, on en a encore une toute petite au fond d’une sacoche.
Le premier soir, on a campé près d’un petit village au bord d’un ruisseau. Mon papa a monté la tente tout seul, vu que Robert était pressé de trouver une douche et était parti demander chez l’habitant (nous on avait pris le bain dans le ruisseau). On ne l’a revu qu’à la nuit tombée quand la tente était déjà dressée et le repas prêt. Robert nous a raconté sa douche chez le curé du coin tandis que mon papa avait l’air de se retenir de lui envoyer son assiettes de nouilles froides à la figure…
 
Le lendemain matin, nous étions déjà sortis de la tente (« nous », c’est mon papa et moi), avions remis les sacoches sur le vélo, plié les duvets et disputions notre dixième partie de petits chevaux quand la tête ébouriffée de Robert est apparue à l’entrée de la tente et qu’il a demandée d’une voix pâteuse : «Le thé est prêt ? ». Mon papa, que je n’avais jamais vu faire chauffer quelque chose le matin, a ressorti sa popote et a commencé a faire bouillir de l’eau. Robert s’est levé et est parti, serviette sur l’épaule, reprendre une douche chez son pote curé. Quand il est revenu, la tente était démontée, rangée sur notre vélo et l’eau de la casserole avait eu le temps de s’évaporer quatre fois…
 
Bref, à 10h30, nous donnions notre premier coup de pédale. Pour un départ aux premières lueurs de l’aube, j’avais déjà vu plus impressionnant !
 
Le Mexique, pour ceux dont les notions de géographie s’arrête au bureau de tabac du bout de la rue, ça monte…. A la première ascension, premier lacet, voilà Robert qui nous lâche à la Virenque, le camescope bien enfermé dans sa sacoche avant. Mon papa me glisse : « Tu vas voir, il va nous filmer un peu plus loin dans les virages ! ». Et bien, on a beau eu monter une dizaine de kilomètres de virages, on n’a pas revu l’ombre d’un Robert avec camescope . On a passé de col et on est redescendu à fond (84 km/h record battu avec la troisième roue !). Dans le bas, on a retrouvé Robert endormi sous un arbre. Quand Papa lui a demandé pourquoi il n’avait pas filmé, il lui a rétorqué « T’inquiète pas, j’ai fait un magnifique panoramique en haut, tu m’en diras des nouvelles ! ». J’ai eu l’impression que des nouvelles mon papa a failli lui en donner plus vite que prévu, mais encore une fois il s’est tu…
 
Et le voyage a continué ainsi, Robert attaquant les cols en tête, filmant des panoramiques et des natures mortes, nous attendant dans le bas des côtes, se couchant à minuit et sortant de la tente quand la chaleur de milieu de matinée rendait le séjour dans le duvet insupportable…
 
Après avoir passé quelques jours à Santa-Cruz au bord de l’Atlantique, Robert glisse à mon papa dans un soudain élan de lucidité « Tu sais, je pense qu’on devrait partir plus tôt le matin, ça nous éviterait de pédaler trop sous le cagna, une heure plus tôt ça serait bien, non ? » Papa, il a rien dit vu que Robert avait crevé et partait se coucher sans réparer son vélo. Il devait se douter que Robert ne tomberait pas du lit pour réparer son pneu avant que le coq ne chante…
 
Et effectivement , le lendemain, Robert passa une bonne partie de sa matinée à se battre contre une crevaison récalcitrante et des rustines du même tonneau. Vers 11h30, il nous rejoignit alors que nous disputions notre 56ème partie de poker…. la pompe de secours cassée dans les mains ! Mon papa s’est levé tranquillement, on aurait pu croire qu’il était calme, s’il n’avait pas été blanc comme le cul d’un eskimo… Faut dire que j’arrive à comprendre qu’il avait pas l’air heureux : crever à 100 km de tout lieu civilisé sans pompe à vélo, ça nous était jamais arrivé, et la perspective était réjouissante !
 
Mais il a rien dit, il a sorti sa vieille pompe, un rayon de vélo, un cutter et du scotch et a commencé à jouer les Mc Gyver. Je ne sais pas comment il a fait, mais à la fin la vieille pompe avait retrouvé une nouvelle jeunesse. Il a alors réparé seul la crevaison de Robert (je crois que si celui-ci avait fait mine de s’approcher, il l’aurait mordu…). Et à quatorze heures, nous démarrions cette inoubliable étape !
 
D’ailleurs le soir, Robert précisa à mon papa que les étapes étaient un peu longues et qu’il faudrait voir à arriver plus tôt le soir. La soirée fut fraîche et nous allâmes dans des restaurant séparés, nous sommes partis manger une tortilla avant que Robert n’ait fini son interminable douche …
 
Le lendemain matin, après une trentaine de kilomètres pénibles pour Robert qui n’avait pas l’air en forme, celui-ci s’assit sur le bord de la route tout tremblant et se déclara hors d’état de repartir. Mon papa dont l’étendue des connaissances médicales se limite à la crise de paludisme et à la verrue plantaire décréta que ce n’était ni l’une ni l’autre et nous attendîmes toute la journée que Robert se relève. Mais vers 18 heures, il fallut se rendre à l’évidence : Robert était bien malade. On a trouvé un brave type qui a bien voulu l’emmener dans sa jeep à l’hôpital le plus proche (par chance la ville d’ou nous étions partis). Mon papa et moi nous sommes donc retrouvés à la nuit tombante à 30 kilomètres de tout lieu habité avec un vélo de trop. Nous avons décrété qu’il était trop tard pour se tracasser, avons accroché la moustiquaire au cadre du vélo et nous sommes endormis sans avoir mangé.
 
Le lendemain, le conducteur de la jeep est repassé nous expliquer que Robert avait eu une attaque de typhoïde et qu’après une bonne injection, il était maintenant dans un hôtel dont il nous indiqua l’adresse avant de nous souhaiter bonne chance. Il faut dire qu’il devait se marrer intérieurement. Deux vélos, une troisième roue, cinq paires de  sacoches et une personne et demie pour ramener tout ça à trente kilomètres de là par une température qui avoisinait les 40°… à coté des ça les travaux d’Hercule c’était du pipeau !
 
Heureusement, Robert n’est pas très grand et c’est moi, du haut de mes huit ans qui ait ramené son vélo tandis que mon papa tractait seul une troisième roue surchargée. Remarquez que cette expérience m’a permis de découvrir qu’on peut suer sur un vélo !
 
Quand nous sommes arrivés à l’hôtel, nous avons réveillé Robert qui nous a raconté que le docteur lui avait interdit de pédaler avant 3 semaines et que c’était bien dommage, mais que tout compte fait, on allait pouvoir profiter de cette ville sympa dans laquelle nous nous trouvions et finir le voyage en bus tous ensemble… Là, mon papa lui a doucement expliqué que nous on continuait le voyage et qu’on ne voulait  surtout pas l’empêcher de se reposer. On a passé une chouette journée, l’esprit reposé et le lendemain matin, le soleil n’était pas encore levé lorsque nous avons donné notre premier vrai coup de pédale . Nous n’avions même pas pris de thé…
 
Mon papa, libéré, avait des ailes aux mollets et nous avions couverts les 600 km qui nous séparait d’Acapulco en 4 jours, réalisant même une étape de 180 km. Là, nous avons retrouvé Robert, qui avait fait le trajet en bus et se reposait, persuadé qu’il ne nous verrait pas avant une bonne semaine. Je lui ai raconté les super 4 jours que nous avions passé sur le vélo, mais j’ai eu l’impression qu’il ne comprendra jamais ce plaisir, un peu comme si on essayait de faire apprécier à Richard Virenque la beauté d’une équation du second degré !
 
D’Acapulco, nous avons rallié Mexico, voyage normal, rien à signaler. De là nous avons repris avec Robert un avion jusqu’à Roissy et nous lui avons souhaité bon rétablissement et dit au revoir…
 
C’était un drôle d’au revoir, car mon papa n’a jamais regardé la cassette de panoramiques qui était dans le camescope et n’a plus jamais parlé de repartir avec personne… Tous les voyages qu’on a fait depuis, on a posé la caméra sur une pierre au bord de la route et on s’est filmé avec la télécommande !
 
Il y a quelques semaines, on a croisé Robert qui revenait d’une balade à vélo en Irlande avec une copine. Il a glissé à mon papa « C’était dur parce qu’elle n’arrivait pas à suivre le rythme, tout le monde peut pas aimer le vélo !… ». Mon papa a croisé mon regard, m’a souri tout doucement et n’a rien dit…
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